Depuis 2018, un nouveau terme venu de Suède a fait son entrée sur les réseaux sociaux. Il a gagné en résonance en étant porté par Greta Thunberg, figure de proue de la jeunesse écolo. Le « flygskam », qu’on traduit en anglais par « flight shame » et en français par « la honte de prendre l’avion », est devenu tendance ces dernières années.
Il s’agit de se sentir coupable de prendre l’avion à cause de la pollution que cela engendre, et de boycotter ce secteur. On assiste à une prise de conscience de l’impact écologique de ce mode de transport de plus en plus décrié. Les enjeux sont lourds et on a pu voir, en Suède tout du moins, des impacts réels de cette mode qui a dépassé le domaine du virtuel et s’est ancrée dans la réalité.
Mais la honte, la culpabilité, est-ce bien porteur ?
Peut-on aller vers du positif en partant d’un sentiment négatif ?
Voyons d’un peu plus près les tenants et aboutissants du « flygskam », en Suède et ailleurs.
La prise de conscience : voir la réalité
Aviation civile : le bilan carbone d’un tourisme de masse
On le sait : l’avion pollue, et le trafic aérien augmente. Il y a donc logiquement un problème. Mais de quoi parle-t-on exactement ?
Une étude menée par l’International Council on Clean Transportation indiquait, en 2019, que les émissions de CO2 du transport aérien avaient augmenté de 32 % entre 2013 et 2018. Parallèlement, il faut reconnaître les efforts que fait le secteur de l’aviation pour optimiser ses appareils et limiter leurs rejets de CO2. Ainsi, les émissions du secteur augmentent aujourd’hui moins vite que le trafic.
D’après la Chaire Pégase, qui a fourni des chiffres un peu plus rassurants, les émissions n’ont augmenté « que » de 21 % en 19 ans alors que le trafic augmentait de 69 %. L’idéal resterait de voir diminuer ces émissions…
Concrètement, en fonction des méthodes de calcul et de l’impartialité des études, on estime que l’aviation civile est responsable de 3 à 5 % des émissions de CO2 mondiales. Un quart de la pollution aérienne serait lié au tourisme.
Les données chiffrées peuvent cependant faire douter lorsqu’on compare différents modes de transport et leurs émissions de CO2 respectives.
On retrouve ainsi, d’après l’ADEME, du plus polluant au moins polluant :
Mode de transport | Emissions de CO2 en gramme par passager par kilomètre |
---|---|
les petits avions longs courriers | 1 200 |
les ferries | 520 à 980 |
les gros avions | 230 à 310 |
les voitures (individuelles) | 230 à 330 |
les autocars | 130 |
les trains régionaux (électriques ou à gazole) | 9 à 80 |
les TGV | 4 |
Que penser du fait que l’avion (les gros appareils) soit finalement moins ou également émetteur de CO2 par passager par kilomètre que la voiture ?
Pourquoi fustiger et boycotter l’avion s’il n’est finalement pas le pire ?
Premièrement, la voiture est comprise ici comme transportant une seule personne. Donc, si l’on part en vacances en famille ou entre amis, ou si l’on fait du covoiturage, on doit diviser les émissions CO2 du trajet par deux, quatre ou cinq ! Ce n’est pas le cas du chiffre donné pour l’avion qui est déjà entendu par passager.
Ensuite, et surtout, l’avion a déformé notre perception de la distance et du temps, par sa rapidité. On ne parcourra pas la même distance en 6h selon qu’on prend un avion ou sa voiture. Les émissions carbones étant indiquées par kilomètre, plus on va loin, plus le bilan est catastrophique…
Là où peu de gens auraient l’idée de prendre leur voiture pour relier Paris à Stockholm, une liaison aérienne le propose en 2h35, ce qui semble tout à fait raisonnable. Ne parlons pas d’un Paris – Bangkok, qui fait partie des longs courriers.
Voilà donc finalement ce qui est reproché à l’avion :
- Il fait partie des gros émetteurs de gaz à effet de serre.
- Il gâche plus de carburant qu’il n’y paraît, par sécurité (chaque vol comprend une réserve de 5 % de kérosène en plus, que la chauffe subie rend inutilisable par la suite).
- Il nous permet, sans en avoir pleinement conscience, de réaliser de plus longues distances, et donc de polluer plus.
Prendre l’avion est de plus en plus accessible, voire moins cher que d’autres trajets.
Ajoutons à cela une « surconsommation » qui a rendu certains voyageurs accros, et l’on obtient en pleine pandémie une offre qui explose : des vols sans destination pour les nostalgiques du voyage.
Ces dérives de l’aviation expliquent le nombre croissant de voyageurs qui lui tournent le dos. Mais pourquoi en Suède plus qu’ailleurs ?
La Suède et le transport aérien
Les Suédois voyagent en moyenne cinq fois plus par avion que leurs voisins européens.
La question de l’aviation est donc plus présente que dans d’autres pays d’Europe dans l’inconscient collectif. Sans compter que le mouvement écologiste porté par Greta Thunberg est né en Suède et y a pris de l’ampleur avant de s’exporter à l’étranger.
Le gouvernement suédois s’était déjà saisi de la question dès 2018 : une taxe appliquée au secteur de l’aviation et a eu pour effet l’augmentation du prix des billets d’avion. Une autre bonne raison de bien réfléchir avant d’embarquer.
C’est dans ce contexte écologiste qu’est né le mouvement « We stay on the Ground » porté par l’activiste Maja Rosén. Son objectif : 100 000 personnes de moins à prendre l’avion pendant un an. Ce mouvement a été reconduit chaque année depuis sous le nom « Flight Free ».
Progressivement, partir au bout du monde en avion est passé d’une action « cool » et enviable à un acte un peu honteux et coupable. Il n’y avait plus de quoi se vanter de ces vacances d’une semaine dans les Caraïbes. En cela les réseaux sociaux et le hashtag #flygskam ont contribué à un changement de mentalité.
Le changement de regard :
#flygskam
Du déni à la culpabilité
Tout changement passe par différentes étapes émotionnelles, synthétisées par les psychologues depuis les années 1970.
La première étape est celle qu’ils nomment la « pré-contemplation » ou encore « inaction ». C’est le moment où tout va encore bien, où l’on n’a pas prévu de changer quoi que ce soit. On n’est pas encore sensibilisé, ou on ne se sent ni la force ni la responsabilité de changer.
Lors de la prise de conscience, justement, on sort du déni. On peut alors entrer dans une phase de colère, de peur ou de culpabilité, selon la situation. Ce qu’a fait le mouvement « flygskam », en l’occurrence, c’était mettre les citoyens face à leurs responsabilités, et leur insuffler un inconfortable sentiment de culpabilité…
Attention cependant, alertent les spécialistes : culpabiliser quelqu’un, c’est l’amener à se sentir responsable de quelque chose (ici, de la situation climatique et environnementale). Culpabiliser les gens, sans leur donner d’options réalistes et concrètes, ne les amènera pas à changer.
Afin d’entrer dans une phase d’acceptation et d’action, il faut déjouer certains biais cognitifs et émotionnels. On passe ainsi au stade supérieur : la responsabilité, sans culpabilité, qui peut même mener à une certaine fierté.
De la culpabilité à la responsabilité
D’après Coralie Chevallier, chercheuse en sciences cognitives et comportementales à l’Inserm et au Département des études cognitives de l’École normale supérieure, il y a plusieurs sources de non-action et d’obstacles cognitifs :
- L’ignorance des ordres de grandeur : il faut trouver des équivalents qui nous permettent de se représenter mathématiquement les ordres de grandeur. Comme expliquer qu’un aller-retour Paris-Barcelone en avion équivaut à 12 ans d’utilisation moyenne d’un four électrique. Ou encore remettre les émissions de CO2 des avions à leur place, c’est-à-dire à peu près au même niveau que celles produites par l’Internet (actuellement 4 % et 8 % prévus pour 2025) et en-dessous de celles produites par le textile (entre 8 et 10 %). Parallèlement, la tendance à penser que toutes nos actions sont également utiles, sans les hiérarchiser, donne une vision biaisée. Par exemple, utiliser une gourde et acheter ses vêtements d’occasion ne compense pas le fait de prendre l’avion une fois par an : un seul vol pollue plus que des milliers de bouteilles non recyclées.
- La tentation de la récompense immédiate : on a envie d’un beau voyage même en connaissant son impact. On doit « se priver » d’un plaisir présent pour récolter un bénéfice dans un futur lointain.
- L’idée de réciprocité : on veut bien faire des efforts si on voit que tout le monde en fait, mais personne n’a envie d’être le seul à se priver.
- La comparaison aux autres : on évalue nos devoirs en fonction des efforts fournis par les autres. La culpabilité peut être un moteur lorsqu’on voit qu’on fait moins bien que nos semblables. À condition, bien sûr, d’avoir des preuves que les autres ont commencé à changer. Dans le cas du « flygskam », cette preuve a été d’autant plus éclatante qu’elle a embrasé les réseaux sociaux.
Une fois ces étapes passées, on entre dans la phase d’acceptation, on passe à l’action pour changer de comportement. C’est ce qui s’est passé en Suède progressivement.
La résilience : accepter et changer
L’émergence d’alternatives
Même si l’on a peu de recul sur l’impact réel du mouvement « flygskam », surtout que la crise sanitaire empêche toute comparaison après 2019, on relève des tendances concrètes.
Le trafic aérien a subi une baisse de fréquentation et s’est vu plus ou moins contraint, pour répondre à l’opinion publique, à mettre en place une compensation carbone. Si ce principe reste discutable dans l’idée (à lire : « les avis de l’ADEME : la neutralité carbone »), cela reste une progression plutôt que de continuer à polluer sans compenser. Les industries de l’aviation travaillent d’arrache-pied à leur salut et à celui de la planète en recherchant les meilleures performances techniques pour limiter leur empreinte carbone.
La société s’est réinventée, et avant l’arrivée de la covid-19 beaucoup d’entreprises s’étaient lancées dans les visioconférences plutôt que de faire prendre l’avion à leurs collaborateurs.
Enfin, et surtout, la fréquentation des trains a connu un véritable essor. En 2018, le rail a transporté plus de 32 millions de passagers, pour un pays de 10 millions d’habitants. Devant l’ampleur du phénomène, le gouvernement suédois a d’ailleurs dû rouvrir des lignes de train de nuit.
La fierté d’agir dans la joie : #tagskryt
Voyager en train devient donc une mode, et c’est ainsi qu’une fierté remplace une culpabilité.
Tout naturellement, l’expression « tagskyrt » est venue remplacer le « flygskam » dans les conversations et posts sur les réseaux sociaux. Un sentiment en a remplacé un autre. En effet, « tagskyrt » (« train brag » en anglais) signifie « frimer en train », c’est-à-dire se montrer sur les réseaux sociaux dans un train, parler de l’expérience du voyage ferroviaire.
Cette nouvelle mode vient d’une nouvelle vision des déplacements, et produit là aussi ses effets concrets. La demande est forte et d’autres lignes de trains de nuit sont prévues pour relier des villes européennes. Une dévalorisation initiale, mêlée au sentiment de culpabilité, a donc conduit les citoyens à prendre leurs responsabilités et à explorer des alternatives. C’est finalement ces alternatives qui se trouvent valorisées et vues positivement, plutôt qu’une simple campagne de dénigrement de ce qu’on boycotte.
Cette connotation joyeuse, et non une idée de sacrifice, motive et entraîne les gens. On retrouve finalement sur les réseaux sociaux la même « frime » du voyage, mais en train plutôt qu’en avion : la boucle est bouclée.
Et en France ?
En Hexagone, la question de l’avion se pose aussi, qu’on ait déjà vu le terme « flygskam » ou non. Lors du Salon du Bourget 2019, les acteurs de l’aérien se sont ainsi engagés à assurer une croissance neutre en carbone. Ils promettent également de réduire progressivement les émissions de CO2 de l’aviation civile, tandis que le nombre mondial de voyageurs en avion devrait doubler à l’horizon 2030.
Quant au projet de loi « Climat et Résilience », il prévoit l’interdiction des vols intérieurs sur des trajets où le train est une alternative en moins de 2h30.
Des trajets comme Paris-Nantes ou Paris-Lyon sont concernés, sachant qu’à l’origine la proposition de la Convention citoyenne pour le climat recommandait l’interdiction de ces vols en cas d’alternative directe de moins de 4 heures.
Et en France aussi, les trains de nuit sont en cours de réhabilitation. M. Castex a d’ailleurs récemment inauguré la réouverture de la ligne Paris-Nice qui avait fermé en 2016.
Le collectif « Oui au train de nuit » suggère par ailleurs de rééquilibrer la concurrence entre le train et l’avion, en diminuant la TVA sur les billets de train et en fixant un prix plancher pour les billets d’avion. Il propose également une quinzaine de lignes métropolitaines pour désenclaver les régions, et une quinzaine de lignes reliées au reste de l’Europe.
Tout ceci reste à construire, si l’opinion publique s’en saisit et si le mouvement né en Suède gagne du terrain. Rien n’est moins sûr à l’heure où l’on songe plutôt à sortir enfin loin de chez soi après des mois d’enfermement.
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Aller plus loin
Sources :
Vidéo Arte : Le Flygskam, la honte de prendre l’avion
Le Monde : « Le train de nuit Paris-Nice fait son retour, trois ans après sa suppression »
Les Echos : »En Suède, la « honte de prendre l’avion » plombe déjà le trafic aérien »
Reporterre : « Climat : « La culpabilité peut être un moteur pour changer de comportement » »
Le Monde : « Pollution : les avions ont laissé 918 millions de tonnes de CO2 dans le ciel en 2018 »
IEW : « Pour changer, la peur ou la culpabilité? »